Ingmar Bergman, 1982 (Allemagne, France, Suède).
Fanny et Alexandre répand comme une magie, un envoûtement qui continue dix ans après la mort de son créateur à fasciner ceux qui ont été pris dans ses images. Desplechin en fait son film de prédilection, on sent le cinéma de Wes Anderson hanté par ses décors en forme de maison de poupée… Et force est de constater que Fanny et Alexandre ne ressemble ni à la magistrale parabole du Septième sceau (1957), ni aux déchirants films familiaux que forment le diptyque Sonate d’automne – Sarabande (1978-2003)1… Il faudrait appliquer un pluriel au nom de Bergman, car sa filmographie si riche en œuvres incontournables semble avoir été menée par plusieurs réalisateurs ; chacun d’eux a su créer une esthétique nouvelle et accomplie, que les épigones de l’artiste suédois (notamment ceux cités ici) ne sont jamais tout à fait parvenus à égaler.
Le film, remonté à partir de la série de 312 min. du même nom, est rigoureusement divisé en deux parties : le paradis de l’enfance, dans la maison Ekdahl, et la Chute, lorsque la mère d’Alexandre se remarie avec l’épouvantable évêque Edvard Vergerus (nom balzacien pour ce prêtre qui se délecte à appliquer des châtiments corporels).
La première partie étonne car elle consacre peut-être une heure à représenter la seule soirée de réveillon dans le merveilleux hôtel des Ekdahl, cette famille bourgeoise amie du « petit monde » théâtral ; leur foyer, décoré par de grands rideaux rouges et où évoluent des personnages très pittoresques, ressemble lui-même à une extension du théâtre dont les Ekdahl sont propriétaires. Cette scène initiale s’étirant si plaisamment nous fait déplorer rétrospectivement par la suite l’exil hors de cette monade enchantée, protégée de la dureté de la vie extérieure par quelque incantation secrète. C’est d’ailleurs ainsi que le père d’Alexandre, chef de la troupe d’acteurs du théâtre, nous présente son activité :
« Je n’ai qu’un talent, c’est celui d’aimer le petit monde qu’abritent les murs épais de cette bâtisse […] Au dehors, il y a le monde. Et parfois notre petit monde réussit à le refléter, afin que nous le comprenions mieux. Et peut-être donnons-nous aux gens l’occasion d’oublier un bref instant, pendant quelques secondes… pendant quelques secondes… la dureté du monde extérieur. »
Les adultes de la famille, qui se sont mêlés à ce monde extérieur, ramènent dans l’hôtel Ekdahl leurs névroses et leurs échecs. Le père d’Alexandre est rongé par l’inquiétude ; l’un de ses oncles est un satire qui jette son dévolu sur la bonne Maj ; l’autre est un alcoolique et un raté ; Alexandre quant à lui est à un moment-charnière ; il s’attarde dans cette monade, mais il est précisément dans ce passage trouble où la sexualité intervient comme une force expulsive, que le garçon contient en découvrant l’amour charnel avec Maj, entre deux batailles de polochon, dans une relation quasi-incestueuse.
Cependant, le temps de cette soirée, ces difficultés passent à l’arrière-plan et nous suivons diverses facéties, des jeux, des discours et des confessions dans un décor surchargé, profond, composé de pièces en enfilade séparées par d’épais rideaux rouges ; la lumière y est chaude. Bergman avait donné comme unique instruction orale à sa décoratrice que la maison ressemble à une matrice. A l’intérieur, les personnages font naître en nous de vives émotions et si le surnaturel se manifeste (diverses apparitions à Alexandre), ce n’est pas pour faire basculer le film dans le fantastique, mais plutôt pour le remplir d’une poignante mélancolie et inspirer des pensées sur les morts et le souvenir. La maison Ekdahl n’est-elle pas la métaphore de la vie très riche de Bergman, qui y entrepose ses morts avec autant de soin que les vivants, sachant que Fanny et Alexandre sera son dernier film (il ne réalisera que des films pour la télévision par la suite) ?
Même si dans la maison Ekdahl les mœurs ne sont pas irréprochables, conformément à ce que l’on attend d’un milieu artistique, on y lit la Bible, on représente des spectacles sacrés (inoubliable tableau de la fuite en Égypte avec Ewa Frölling jouant l’ange annonciateur auprès de Joseph). Juste avant de mourir, le père d’Alexandre incarne aussi le fantôme du père d’Hamlet. Les deux spectacles auraient dû mettre en garde le garçon:
« Hérode le sanguinaire a menacé tous les enfants mâles de la contrée ».
« Si ton sang parle, ne souffre pas que la couche royale du Danemark soit un lit de luxure et d’inceste maudit ».
Cependant, lorsque le père d’Alexandre décède, le déménagement du garçon avec sa sœur et sa mère Émilie est une catastrophe tout à fait inattendue pour lui. L’évêque Vergerus a profité du deuil d’Émilie pour l’emporter dans sa sinistre et blafarde demeure. La veuve, d’abord séduite par la perspective de « se faire souffrir », afin de se divertir de l’horrible perte de son époux, comprend vite l’erreur qu’elle a commise en voyant ses enfants maltraités par l’évêque et toute sa maisonnée ; chez les Vergerus, l’essentiel du plaisir que l’on s’accorde réside dans la souffrance que l’on inflige aux autres2. Mais Émilie est prise au piège, et la seule issue qui se profile pour elle est celle que la première femme de l’évêque aurait choisie : la fuite et la noyade avec ses deux filles. Providentiellement, Isaac Jacobi, l’ami juif de la famille Ekdahl, viendra sauver les enfants grâce à un tour de magie rompant avec le naturalisme de la seconde moitié du film ; il réintroduit le surnaturel dans l’univers paradoxalement dénué de spiritualité de l’évêque ; sa demeure, où les enfants se réfugient, est un lieu où tout est possible, où Alexandre peut même commanditer par la pensée la mort cruelle de l’évêque (ou l’incendie dans lequel il périt n’est-il qu’un accident ? Le film n’y répond pas).
À la fin du film, après la mort de Vergerus, dont la conscience d’Alexandre est chargée, le garçon retrouve son foyer et ses fantômes, qui voient leurs rangs grossir avec l’arrivée du terrifiant évêque ; le spectre de Vergerus assure au garçon, après l’avoir frappé, qu’il ne lui échappera pas. Sans doute faut-il comprendre qu’Alexandre, malgré son retour dans l’hôtel Ekdahl enrichi de deux enfants nouveaux-nés, a tout de même irrémédiablement perdu le jardin enchanté de son enfance.
D’où vient le mystère que dégage ce dernier film de cinéma de Bergman, ce sentiment de profondeur ? Un élément de réponse peut être fourni par les entretiens avec l’équipe du film visibles dans les bonus du dvd : la décoratrice, le producteur exécutif, une actrice se remémorent particulièrement le scénario qui leur a été fourni ; celui-ci en était moins un qu’il ne s’apparentait à un livre, dans lequel tout était consigné sur les ambiances et les saveurs des lieux, des personnages, jusqu’à l’« odeur » de la peau de Maj. L’immense cohérence du travail de chacun des membres de l’équipe – beauté des costumes, des prodigieux décors… – vient de ce récit primitif si fourni, qui leur a permis de travailler chacun de leur côté pour un résultat d’une grande homogénéité. Fanny et Alexandre est un film écrit, dans lequel Bergman semble s’être diffracté, démultiplié ; il a mis un peu de lui dans l’homme à femmes Gustav Adolf, dans le soucieux et protecteur Oscar, dans le jeune Alexandre fasciné devant les lanternes magiques ; et peut-être aussi dans l’austère évêque Vergerus – ne dit-on pas que le fils de pasteur Ingmar Bergman, s’il était très bienveillant avec ses plus jeunes acteurs, était d’une extrême sévérité avec ses propres enfants ? Bergman a donné un refuge à tous ceux qu’il a été ; dans cette maison de poupée qu’est son dernier film, ses différentes personas3 se croisent, dialoguent, entrent en conflit, sans souci temporel ni spatial, grâce à un travail collectif et artisanal proprement bouleversant, parce qu’humain :
Le temps et l’espace n’existent pas. Sur une toile de réalité insignifiante, l’imagination tisse de nouveaux motifs4.
1 Parmi les films de Bergman que nous avons vus, seule son adaptation de La flûte enchantée (1974) nous plonge dans une ambiance de rêverie factice et magique proche de celle de Fanny et Alexandre.
2 Cela n’est pas sans rappeler la pièce de Sartre Huis clos, référence possible pour ce réalisateur marqué par la philosophie existentialiste.
3 Voir le film Persona (1966) où ce motif des masques est développé.
4 Citation de Strindberg sur laquelle le film s’achève.
Romain Ferreira
« Le film, quand ce n’est pas un documentaire, est un rêve » affirme Ingmar Bergman. Cet aveu, à propos d’Andreï Tarkovski, pourrait s’appliquer tout aussi bien à ce cinéaste singulier qu’est le cinéaste hongrois Bela Tarr. »
Voilà le lien entre Tarr et Bergman fait (via Tarkovski, qui exerce toujours sur moi une grande fascination mais dont j’avoue encore ne rien connaître ou si peu). C’est ainsi que Jean-Louis Libois introduisait son article « Bela Tarr : de l’autre côté de la fenêtre ouverte sur le monde » paru en 2012 à peu près au moment où sortait Le cheval de Turin.
Bonne idée que ce choix. Le chef-d’oeuvre de Bergman (et son seul film pour moi où il rejoint la grâce des films de Tarkovski). Tout le prologue est extraordinaire. Le projet même du film où il réinvente sa propre enfance a quelque chose de génial. C’est un film très important pour comprendre le reste de la filmographie de Bergman. Enfin, l’extrait de la préface du Songe de Strindberg que Bergman reprend à son compte possède un immense pouvoir évocateur. J’avais chroniqué le film chez moi également.
C’est ici pour lire ton article : Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman : « pas seulement pour le plaisir ».
Je viens de lire votre article, Strum, et je vois que je n’ai pas révolutionné la perception de ce film dans mon texte! Les éléments tirés de l’autobiographie de Bergman sont éclairants et je trouve intéressant le lien, puis la distinction que vous faites entre les fictions de Bergman et Tarkovski, surtout cette idée de contamination du rêve, de l’enchantement, par le réel et ses désillusions, que j’effleure dans mon article, et qui m’a tant touché.
La citation de Strindberg est providentielle aussi pour définir le cinéma (la « toile », morceau de réalité insignifiant, sur lequel se projettent les rêves les plus féconds, …) ; on dirait presque qu’il a écrit cela après avoir vu les films de Tarkovski et Bergman!
Merci Romain (et merci Benjamin pour le lien). C’est vrai, on dirait presque que Strindberg a écrit ces mots après avoir vu les films de Tarkovski et Fanny et Alexandre de Bergman. 🙂 Mais évidemment, ce qu’ils signifient en réalité, c’est que le cinéma prolonge par des moyens différents des interrogations qui ont été explorées par la littérature et le théâtre longtemps avant lui.