Pablo Trapero, 2015 (Argentine)
Le fait divers des plus sordides implique des figures importantes de l’époque. Comme dans un Scorsese, la réalisation mêle efficacement polar, thriller et film politique. La reconstitution de ce début des années 1980, ainsi que certaines scènes de tensions parfois filmées en plan-séquence sont particulièrement réussies. De plus, associant un acteur comique pris à contre-emploi (Guillermo Francella) et un jeune rugbyman reconverti (Peter Lanzani), le casting est plutôt bien pensé. Même la bande originale rock ’70s ou ’80s est habilement composée*. On comprend par conséquent que le film ait pu rencontrer un vif succès dans son pays (deux millions et demi de spectateurs) et ait reçu son lot de distinctions dans diverses cérémonies.
Entre 1982 et 1985, entre la fin de la junte militaire et la longue mise en place d’un régime démocratique en Argentine, Arquímedes Puccio, ancien membre des services de renseignement sous la dictature, organise des enlèvements contre rançons afin d’enrichir sa famille. Il séquestre et parfois assassine ses victimes malgré le paiement des sommes réclamées. Cependant, l’homme, à qui Guillermo Francella prête sa froideur et ses yeux clairs et perçants, n’est pas simplement aidé par un ou deux hommes de main. Il l’est pas sa femme, ses fils et ses filles. Pire, les séquestrations se font chez lui dans une pièce de la maison, en plein quartier bourgeois de Buenos Aires.
Sans plus se préoccuper de la réussite formelle, ce que l’on retient de « l’affaire Puccio » à travers ce film, c’est la capacité d’un haut employé de la dictature à reproduire un régime de terreur au sein même de sa famille. Le pater familias exerce sur tous son emprise et agit comme un chef incontesté : les uns deviennent complices passifs (sa femme), les autres participent aux exactions (l’aîné et le cadet), les autres (les plus jeunes) fuient ou saisis par la peur restent sans réaction. Mais le plus effrayant c’est que tous, presque éteints, font comme si de rien n’était. La normalisation de la violence ne stoppe pas avec un changement de régime. La dictature, elle, imprègne les êtres, a fortiori ceux qui ont participé à son fonctionnement.
Toutefois, il n’est justement pas possible de ne pas se heurter à la forme, aussi « réussie » soit-elle. En dehors des éléments de réflexion évoqués, on ressort agacé par le film. Car, sous prétexte de vouloir déstabiliser le spectateur (notamment s’il connaît l’histoire et celle-ci avait marqué les esprits en Argentine), Pablo Trapero fait des choix malheureux. Chronologie chamboulée par des flash-backs, musique entraînante sur de la violence « inspirée de faits réels », montage alterné entre les sévices infligés par le père et la scène de sexe du fils, plaisir technique sur de nombreux plans… Le réalisateur donne toute la primeur à la mise en scène et néglige son sujet. C’est en tout cas l’impression qu’il donne. Peu importe alors les recherches nombreuses qu’il a fallu pour décrire « au mieux » cette affaire, certaines scènes frôlent l’indécence et le film n’a finalement plus rien à voir avec un questionnement sur l’emprise d’une dictature sur les individus qui la servent, sur un individu complètement trouble qui abuse du pouvoir qu’il exerce autour de lui. En définitive, ce n’est plus que l’illustration un peu gênante d’un fait divers crasseux.
* Creedence Clearwater Revival, David Lee Roth, The Kings…
Merci pour ce billet ! Ce film était sur ma liste de « films à voir » mais les réserves que tu émets m’en dissuadent fortement.
Je comprends l’agacement. J’ai moi-même un peu tiqué lors des premières scènes d’enlèvement mises en musique comme s’il s’agissait d’une partie de plaisir. Pourtant cette mauvaise impression m’a peu à peu quitté, car le vernis pouacre qu’il applique à sa chronique modifie notre appréhension de la situation, instaure un climat de malaise permanent. Je ne trouve pas que Trapero néglige son sujet, au contraire. Et s’il se détache largement du contexte (tout en le conservant toujours dans un coin du montage ; Andrew Dominik faisait un peu ça aussi dans Cogan), c’est pour mieux en observer les effets sur la famille Puccio, son principal sujet d’étude. On pourrait presque y voir une sorte de Rosi qui aurait bouffé du Scorsese au petit déjeuner.
Même si Carancho (2010) avait fait l’objet d’une note sur le blog, je découvre Trapero avec ce film. C’est ici le montage alterné et parallèle (je ne vois pas comment le montage pourrait dans ce passage ne pas revêtir en même temps ces deux valeurs) entre une scène de séquestration et une scène de sexe qui a fait blocage. Je ne sais pas ce que Trapero avait l’intention de dire avec (vouloir déstabiliser ?), mais l’interprétation qui en découle fait pour moi l’effet d’un repoussoir.
Peut-être suis-je un peu trop insistant sur ce qui me paraît négatif dans le film (d’autant que ta remarque concernant la photo permettrait en effet de nuancer quant à la position de Trapero) mais le traitement des crimes et de la transition démocratique mise en rapport d’une part et la complicité qui s’instaure au sein du clan Puccio d’autre part me semblent trop faibles à côté de la forme. La réflexion peine finalement à s’imposer dans le récit. La photo et l’ambiance ne me suffisent pas à prendre de la distance (et l’on pourrait attribuer au flash-back un rôle identique : briser la chronologie du fait rapporté par les médias, se démarquer de l’enquête ou du documentaire) et finalement je reste empoissé dans le fait divers.
Éventuellement, afin de réévaluer le fond (simple intuition, il est très possible que je sois passé à côté de cet aspect-là de la mise en scène), faudrait-il accorder une attention particulière à l’enfermement des personnages (petits habitacles de voitures, ou cloîtrés au bout d’un couloir au fond d’une chambre…). La maison familiale (reproduction miniature chez Puccio de l’Etat) privant les personnages soumis de rapports sociaux… En fait je ne sais pas comment Trapero nous indique l’asservissement familial (à part une liasse de billets dans une scène pour le cadet et une ire paternelle contre le même dans une autre).
Et enfin, une question, comment Puccio en vient-il à passer ces coups de fil de truand dans ces lieux publics où tout le monde circule et où tout le monde l’écoute ? Simple acceptation des mensonges passés ? Des méthodes criminelles jusque-là employées ? Complicité générale de tous ? Il y a dans ces scènes non pas incohérence mais au contraire une liberté de réalisation qui me paraît plus intéressante.
Bizarrement la scène de sexe ne m’a pas dérangé, même si je comprends tout à fait qu’elle puisse coincer, ne serait-ce que sur un plan formel un peu facile. Elle n’est pourtant pas filmée comme un moment d’épanouissement (comme sur lorsqu’il filme Alex marquant un essai) mais au contraire presque comme un moment de souffrance, celle d’Alex qui, pendant l’acte, est rongé par sa fidélité au père.
Il y a peu de flash-back en fin de compte, qui sont d’ailleurs plutôt traités comme des flash forward. Trapero sait bien que le public argentin connaît l’issue de l’histoire, et il ne fait pas longtemps mystère de cette situation critique. Il y a dans cette démarche je pense une intention sans doute un peu morale, qui fait payer la famille pour les fautes qu’elle a commises ou couvertes. Les Cahiers ne l’avaient pas raté sur cet aspect déjà présent apparemment dans Elefante blanco (pas vu). Pas de quoi me contrarier, je le vois comme un tic culturel, qu’on retrouve ailleurs, chez d’autres latino américains (Inarritu).
Côté enfermement, la mise en scène prend bien soin de laisser collés à la famille, sans point de vue extérieur, laissant planer le doute sur les activités, sur les menaces de trahison. Le premier coup de fil m’a comme toi interpelé, mais j’ai bien vite compris que Trapero mettait ça sur le compte d’un certain amateurisme de Puccio (la pratique du kidnapping était visiblement monnaie courante à l’époque mais c’est Puccio qui a payé pour les autres), autant que sur des agissements couverts par d’anciennes connaissances influentes (le fameux colonel) jusqu’à une certaine limite.
« El Clan » n’est sans doute pas parfait mais il remplit son rôle assez efficacement, avec une pleine possession des moyens cinématographiques à disposition. A force de lorgner sur le thriller hollywoodien, ça ne m’étonnerait pas qu’on le voit un jour rejoindre les Padilha et autres Meirelles sous le soleil de Californie.