Décaméron

Pier Paolo Pasolini, 1970 (Italie)

Pasolini puise dans le Décaméron de Boccace (1349-1353) de quoi adapter neuf histoires qu’il assemble comme les différents panneaux d’une fresque murale et auxquelles il ajoute le récit d’un peintre, « le meilleur élève de Giotto », que le réalisateur lui-même incarne1. Le réalisateur ne garde pas le contexte de la peste à Florence du Décaméron. Il situe toutes les scènes racontées à Naples et les tourne en napolitain, alors que Boccace, lui, rédigeait son texte en florentin. Pier Paolo Pasolini fait de ces histoires une célébration de la vie et, en effet, son film comporte tout ce que la vie peut avoir de coquin, de retors, de néfastes, ou au contraire d’absolument aimable. Anticonformiste, anticlérical, le Décaméron est aussi réalisé dans un élan humaniste et de manière à ce point joyeuse qu’il est difficile de ne pas y adhérer.

À découvrir Pasolini et ses idées, on se dit que si le contexte de la peste est évacué, le monde réel paraissait suffisamment sombre à ses yeux pour lui être substitué. Le monde intérieur du film célèbre ainsi la vie contre les temps obscurs contemporains (le « nouveau fascisme » dénoncé dans ses Écrits corsaires2), comme la ville de Florence était close par Boccace pour se protéger du mal extérieur. Cependant, ce n’est pas sur la politique (des relations humaines, de la chair) que je vais axer mon propos, mais sur l’iconographie.

« Mon goût cinématographique n’est pas d’origine cinématographique, mais figurative. Ce que j’ai en tête comme vision, comme champ visuel, ce sont les fresques de Masaccio, de Giotto, les peintres que j’aime le plus avec certains maniéristes (par exemple Pontormo). Et je suis incapable de concevoir des images, des paysages, des compositions, en dehors de cette passion originaire du quatorzième siècle, qui place l’homme au centre de toute perspective. »3

De la vision pleine et entière de la vie, de ce qu’elle a de bon et de mauvais et que le film représente, on peut en avoir un aperçu symbolique à travers ses différentes références picturales. C’est d’abord l’humain replacé au centre et montré sous tous ses aspects : vérité de la chair, morte ou lascive, laideur des visages ou beauté des jeunes gens… Les personnages, que des acteurs napolitains non-professionnels interprètent, apparaissent souvent en gros plan, parfois abîmés, mais laissent toujours éclater leur joie (ce vieillard avec sa seule dent accrochée complètement hilare). On est loin des gueules sombres du Nom de la Rose (Annaud, 1986) ou des moines terrifiants de La Passion de Jeanne d’Arc (Dreyer, 1928). Chez Pasolini, il ne s’agit pas d’inquiéter par des figures déformées. Comme dans un Bruegel (la Tête de paysanne, vers 1563, ou Les mendiants, 1568), ces personnages truculents sont un reflet de la vie drôle et triviale.

De même, dans la vision du Paradis et de l’Enfer du disciple de Giotto, s’y côtoient le pur et l’immonde : un chœur d’enfants au ciel, des âmes jetées dans une fosse, des fidèles recueillis, une ligne de pendus et, au-dessus de tous, la sainte Vierge en mandorle (Silvana Mangano). On a dit de ce rêve très commenté qu’il mélangeait Le jugement dernier (1306) et la Vierge d’Ognissanti (vers 1300) de Giotto. Pasolini monte la vision de l’artiste avec le segment de Tinguccio et Meuccio, qui mêle rapports charnels et crainte toute modérée pour les peines infernales. La vie dans Le Décaméron est un tourbillon de jouissances et de supplices.

Enfin, le vin partagé par les clercs de l’église Santa-Chiara, le peintre et ses assistants marque la satisfaction de tous pour la fresque achevée et la commande honorée. Il nous semble que le moment festif tient aussi de la réjouissance éprouvée devant la contemplation de la vie qui précède. Mais il me paraît intéressant de se renseigner sur la fresque peinte par ce disciple de Giotto. Pasolini nous la montre en train de se faire jusqu’à ce que l’échafaudage soit retiré et qu’elle puisse être admirée. La peinture se compose de deux panneaux. Sur le premier, un personnage (défenestré ?) tombe d’une tour, tandis que des citadins (bourgeois ou nobles d’après leurs tuniques) s’attroupent. Sur le second, on trouve un groupe semblable mais, cette fois, un bâtiment détruit à l’arrière. Ces peintures sont dans un style proche de Giotto et « reproduisent en fait assez fidèlement Les miracles posthumes de saint François, situés dans la basilique inférieure d’Assise »4. Il n’y a cependant aucun religieux sur la fresque de Pasolini. Elle représente des événements malheureux qui suscitent attroupements et discussions… On se dit que ces images doivent être la copie d’une œuvre existante, mais je n’ai pas su mieux les identifier. Il manque un entretien avec le chef décorateur Dante Ferretti pour en savoir davantage… On peut quand même préciser que, d’après une source du XVIe siècle, la basilique de Naples aurait effectivement abrité des peintures de Giotto. Ces fresques auraient illustré la Bible, notamment l’Apocalypse. Elles auraient plus tard été détruites pour être remplacées par d’autres peintures. L’anecdote a peut-être aidé au choix du site pour le tournage. Étonnament, ces peintures ont moins retenu l’attention que l’emplacement laissé vide pour un troisième panneau à la droite des deux premiers. Certains ont alors posé la question : faut-il y voir la part du rêve à laquelle fait allusion la célèbre réflexion qui clôt le film ?5

L’association de Bruegel et Giotto, les modèles picturaux que nous venons d’évoquer, donne un mélange de profane et de sacré, ce que l’on trouve partout dans le film : la trivialité des choses terrestres et des aspirations plus spirituelles. La beauté se trouve dans les œuvres des deux artistes du Moyen Âge et parcourt le Décaméron de Pasolini : particulièrement beau est le récit du rossignol de Caterina et Riccardo, jeunes amants surpris sur la terrasse, particulièrement beau est l’amour-passion de Lisabetta qui dissimule la tête de son amant dans un pot de basilic. Amour grivois et philogynie, humour subtil et bouffonnerie, courtoisie, sexe et tromperie, peur du châtiment et plaisir de l’art, cette première partie de la « Trilogie de la vie »6 est, selon le mot de Guy Freixe, un « inventaire de la vie »7, une célébration heureuse qui se moque de la religion et passe outre la censure.

1– Voir l’organisation par segments du film décrit sur le site du Ciné club de Caen.
2– P. P. Pasolini, Écrits corsaires, traduit de l’italien par Philippe Guilhon, Flammarion, 1976. L’auteur fait par exemple du triomphe du marché et de la société de consommation, « Un monde qui, pour nous, ultimes dépositaires d’une vision multiple, magmatique, religieuse et rationnelle du monde, apparaît comme un monde de mort » (dans « Analyse linguistique d’un slogan »).
3– P. P. Pasolini, texte de 1962, traduit dans les Cahiers du cinéma, Pasolini cinéaste, hors-série, 1981, « Mon goût cinématographique ».
4– Alain-Michel Boyer, Pier-Paolo Pasolini, qui êtes-vous ?, La manufacture, 1987.
5– Vincenzo Borlizzi, « Boccace / Pasolini : la ville et l’imaginaire dans le Décaméron », dans Inter-lignes, Institut Catholique de Toulouse, n° 7, Villes (et) imaginaires, automne 2011, p. 319-337 : « Ce qui est certain est le vide laissé dans la troisième partie de la fresque et qui était déjà là dans le dessin de préparation. Que veut-elle dire cette zone blanche ? Est-ce le signe du deuil causé par la troisième partie du film que Pasolini n’a jamais pu achever ? Est-ce la place laissée à l’imagination des spectateurs, comme si l’auteur invitait chacun à y ajouter sa vision personnelle de la ville de Boccace ? Le secret de ce vide est peut-être dans les mots du peintre à la fin du film : « Pourquoi réaliser une œuvre quand il est si beau de la rêver seulement ? ».
6– Guy Freixe, « Approche du Décaméron de Pier Paolo Pasolini », dans Les cahiers de la cinémathèque, n° 42-43, 1985, p. 143.
7Les contes de Canterbury en 1972 et Les mille et une nuits en 1974 complètent le triptyque.

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