Bruno Dumont, 2012 (France)
Hors l’hôpital de Montdevergues, près d’Avignon, hors l’asile religieux dans lequel est enfermée Camille Claudel, c’est la plus violente des guerres que le monde ait connu qui bat son plein. Dans le film, on n’en voit rien. Les traits abîmés de Camille, ses cernes, la pâleur maladive de sa peau, les sillons creusés par ses larmes sur ses joues, les séquences entières où elle craque et s’effondre, sa tristesse déversée d’incompréhension et de rage contre les siens, traduisent une violence qui paraît mille fois supérieure pour l’artiste empêchée que cette guerre absolument hors champ et silencieuse.
« Quelques secondes de la vie d’un être suffisent pour aller au cœur des choses » dit Dumont dans un entretien [1]. Le réalisateur choisit donc de se concentrer sur Claudel après Rodin. Sur Camille ruinée émotionnellement, ruinée artistiquement, ruinée humainement. L’histoire reprend là où Camille Claudel incarnée par Isabelle Adjani (Bruno Nuytten, 1987) s’était arrêtée. Bruno Dumont délivre ainsi trois jours seulement de l’isolement forcé de Camille, le début d’un séjour dans un asile qui a duré toute une vie et durant lequel la passion de l’artiste s’est desséchée au fur et à mesure que mourait l’espoir d’en sortir. Cette femme dont le génie a été rabattu par son entourage et qui elle-même a fini par l’étouffer complètement (la glaise ramassée, façonnée d’une main agile et aussitôt écrasée du poing). Mystérieusement, Camille a laissé le vide emplir son être et remplacer toutes ses qualités d’artiste. Quoique la sensibilité, durant ses trois jours d’enfermement au moins, demeure. Cette sensibilité, son frère la remarque. Et le notable, écrivain renommé et diplomate (qui voit sa chair et ses muscles quand il écrit comme s’il se découvrait tout frais, créature probablement modelée par un démiurge sculpteur), assure au vieux médecin qui le raccompagne qu’elle ouvre les portes de la folie à ceux qui ne savent par leur art et leur pratique la contenir.
Dans la peau de Camille Claudel, Juliette Binoche est superbe. Dumont saisit ses émotions qu’il laisse naître et s’exprimer. Il saisit son visage et favorise la Passion qui en émane. Les pleurs, les doutes, l’attente vaine, mais aussi les joies, plus rares, comme de courtes éclaircies dans un ciel hostile : ce visage, on le garde en mémoire, que la douleur éclate ou bien qu’elle soit sourde (les aliénés côtoyés n’en paraissent-ils pas dans ce cas devenir le reflet ?). Impassibilité soudaine, absence ou délivrance, c’est un mystère que finissent par renvoyer ces longs plans sur le personnage. Camille Claudel, 1915 de Dumont tisse alors un lien secret avec La Passion Jeanne d’Arc de Dreyer (1928). Privées de leur liberté, trahies, enfermées avec des grimaçants (ceux qui entourent Camille, des malades véritables souffrant de défaillances mentales, n’ont toutefois rien des moines cruels et libidineux de Dreyer), les deux femmes impressionnent et hantent nos souvenirs. Cette comparaison faite, on ne s’étonnera pas de lire ailleurs cet autre propos de Dumont interrogé sur le Jeanne d’Arc de Dreyer : « Si j’ai été influencé par ce film, et celui-là compte beaucoup pour moi, alors c’est inconsciemment. Je n’y ai pas pensé du tout. Les plans obéissent à des lois internes de la mise en scène » [2].
Au final, on sait que la famille Claudel est déchirée, que la mère refuse de voir la fille et que le frère ne fait pas beaucoup mieux. Camille se retrouve seule, isolée et n’est plus protégée de personne si ce n’est du personnel de l’asile. Enfermée depuis 1913, le 17 juin de cette année une employée-veilleuse notait déjà : « La malade est calme, se tient toujours seule au jardin, ne s’occupe à rien de la journée. Elle parle quelquefois de sa famille et en bien. Elle a une façon bizarre de se coiffer. Met des feuilles et des fleurs dans ses cheveux, n’est pas très soigneuse, ni très propre » [3]. En 1915, la situation n’avait guère évolué. Peut-être jusqu’en 1943 et jusqu’à sa mort.
[1] Positif, n°625, mars 2013.
[2] Dumont interrogé pour le site belge d’informations Le soir, article mis en ligne le 22 janvier 2014 (consulté le 27 octobre 2015).
[3] Eric Favereau, « Camille Claudel, asile année zéro » dans Libération, 15 septembre 2000 (consulté le 10 septembre 2015).
Sublime film, et j’avoue que le rapprochement de Binoche avec la Falconetti en Jeanne d’Arc dreyerienne m’apparaît enfin, grâce à cette très juste lecture. Il y a dans le sous-texte permanent de Dumont, quelque chose qui touche au sacré (La vie de Jésus, Hors Satan, la mystique exaltée du magnifique Hadewijch, et j’en passe forcément), comme à la souillure, qui se caractérise sans doute ici par la place de l’artiste installée parmi les fous. On verra Binoche revenue à l’anonymat s’émouvant soudain de voir se jouer devant elle une très belle interprétation par les pensionnaires.