Charles Reisner, 1928 (États-Unis)
Une veste à grosses rayures, un nœud papillon à pois, un béret enfoncé sur le dessus du crâne et un ukulélé à la main, William Canfield que joue Buster Keaton rentre chez lui après avoir fini ses études. Sur le quai de la gare, il a rendez-vous avec son père, le manque à deux ou trois reprises et quand ils se voient enfin, c’est la déception pour l’un, le désappointement pour l’autre. Sur son énorme rafiot à roue à aubes, son père grand et costaud (Ernest Torrence) est un fier bateleur du Mississipi et de Willie, qui est à peu près tout l’inverse, frêle, léger, peu rassuré, il ne saura décidément quoi faire. Leur relation ne colle pas. Amoureux qui plus est de la fille de son concurrent et ennemi local (Marion Byron alors seulement âgée de 17 ans), Willie-Keaton est décidément un fardeau dont le sévère paternel se serait bien passé. Jusqu’à la séquence finale toutefois qui permet à Willie, après maintes cascades (plutôt hasardeuses pour le personnage) et dans une folle énergie, de sauver des eaux sa jolie copine, le père de celle-ci et son propre père et ainsi d’obtenir enfin de ce dernier un peu de fierté et d’estime.
Cette séquence finale où une tempête (qui aurait due être une inondation [1]), longue de douze minutes, est absolument ébouriffante. Elle souffle et emporte tout sur son passage… sauf Keaton, indémontable. Corps souple et pliable, ce dernier fait la démonstration d’une résistance incroyable contre les éléments. Il lutte et se démène pour avancer coûte que coûte contre le vent violent (le souffle puissant de moteurs d’avions pour assurer les effets spéciaux), se relève après avoir reçu toute une cargaison de cartons envolés de la remorque d’un camion et, dans un de ses gags les plus célèbres, il passe littéralement au travers d’une façade de maison renversée. D’ailleurs, cette scène de la façade est tout à fait impressionnante. On a peur pour Keaton et on éprouve même un soulagement de constater qu’il s’en sort sans une égratignure. La cascade parfaitement calculée avait été en quelque sorte préparée et avait déjà produit son petit effet dans de précédents courts-métrages (dans Backstage en 1919 et dans La maison démontable l’année suivante). Le gag, sûrement en raison de sa simplicité apparente, est en outre parfois choisi par certains pour symboliser à lui seul le personnage de Keaton et c’est vrai qu’il n’est pas difficile de dégager de la courte scène quelques qualificatifs qui le définissent au mieux : chanceux in extremis, casse-cou (quoique paradoxalement ici complètement passif puisqu’il ne bouge pas d’un pouce -et il valait mieux-) et quelles que soient les circonstances impassible.
Mais le spectacle ne fait pas tout dans un film de Keaton, loin de là. D’autres saynètes sans acrobatie ni roulade dégagent un charme dont s’imprègne tout le film et font de Keaton une figure poétique. Les petits gestes, le caractère presque intimiste de ces moments et toujours cette figure fine et pâle au centre, pleine de bonne volonté mais souvent dépassée, ne peuvent que conférer au spectateur tendresse et sympathie. Ces saynètes mêlées à la somme des efforts réalisés et à toutes les prouesses accomplies nous laissent au final dans une sorte de mélancolie devant Keaton. John Schmitz écrivait en 1958 (dans les Cahiers du cinéma, n°86) : « S’il ne sourit jamais c’est qu’il pense que l’univers est prêt à le prendre en traître et qu’il ne peut pas relâcher son attention un instant. Il est équilibré, disposé à se mesurer avec son ennemi éternel, implacable et dépourvu d’intelligence : l’univers physique […]. Derrière ce masque [inexpressif], il y a l’esprit vigilant, soupçonneux, qui s’attend au pire, constamment sur le qui-vive… ». Malgré la happy end, malgré sa capacité à tout encaisser, la mélancolie qui apparaîtrait alors devant Steamboat Bill, Jr. comme devant tout autre Keaton serait liée à une crainte, celle qu’il ne s’en sorte pas. Durant tout le film, on se demande comment il résiste et, en dépit des gags et des éclats de joie, il y a toujours plus ou moins dissimulée une certaine appréhension.
Dans Cadet d’eau douce, Buster Keaton n’est pas crédité en tant que réalisateur ou co-réalisateur alors qu’il ne fait pas de doute que le film tient par ses idées et par les cascades qu’il a éprouvées. Ce film est le dernier avec lequel Keaton jouit d’une véritable indépendance [2]. Il n’a pas 35 ans et à partir de cette époque une ombre déjà s’étend sur le reste de sa vie.
[1] Selon une anecdote bien connue (rapportée par exemple par Deleuze, 1983, qui lui même cite Robinson, 1969), si un producteur ne s’y était pas un peu absurdement opposé.
[2] « Keaton [n’étant] plus profitable: le contrat est dissous, et Keaton « vendu » à la MGM » Auprès de ces studios, Buster Keaton n’aura jamais le dernier mot et perd le contrôle sur ses films. En outre, « ce sont bien des affiches MGM qui figurent sur un mur détruit de cinéma, lors de la fameuse tempête qui clôt le film : hommage ou ironie, ou simple commodité ? Les affiches de The boob de William Wellman et de The temptress de Fred Niblo, sortis tous les deux en 1926, apportent un petit décalage charmant ». Sur le blog Allen John’s attic (consulté en novembre 2015).
Un must que je confonds systématiquement avec The navigator du même Buster. Faudrait que je me refasse la croisière histoire de bien mesurer la différence.
J’ai eu la chance de la voir sur grand écran il y a quelques années maintenant. Un film bourré de charme, poétique, drôle et mélancolique à la fois, comme tu le soulignes bien. Bref, je suis contente de le retrouver ici et de lire tout le bien que tu en penses :–)