Alejandro González Iñárritu, 2014 (États-Unis)
« To be on the wire is life. The rest… is waiting.
– That’s very theatrical, Joe.
– Yeah, l know. »
Alejandro G. Iñárritu suit le déroulé de La corde d’Hitchcock (1948) et Riggan Thomson (Michael Keaton, ex-Batman), en pleine recherche de l’absolu, s’engouffre dans les couloirs du théâtre, exige auprès de ses acteurs et se questionne en coulisses, disparaît dans les méandres de ses ambitions et de sa vie, détruit sa loge de colère et d’impuissance, croit respirer un instant sur les toits et replonge dans les sinuosités de la mise en scène, puis réapparaît à la vue de tous et sur tous les écrans, se replie une nouvelle fois dans les anfractuosités de son espace mental, glisse dans la folie et, enfin détaché de tout, Birdman à nouveau, s’élève comme Icare.
Le théâtre St. James sur Broadway a des allures d’Overlook Hotel, à la fois un belvédère quand Riggan y rumine (plus qu’il ne contemple) sa vie passée, le mari et le père qu’il a été, et un abysse où tout s’oublie et se néglige, sa femme, son ex, sa fille (Andrea Riseborough qui ne sait pas sur quel pied danser, Amy Ryan bienveillante, Emma Stone qui sortie de désintox se remet mal de son décès dans The amazing Spider-man, Webb, 2014)… To overlook en anglais : oublier, négliger, ignorer… Birdman ou la surprenante vertu de l’ignorance, c’est le long cheminement d’un acteur au succès passé. Il est pour le grand public celui qui a incarné à trois reprises le super-héros Birdman. Mais il a vieilli. Il est angoissé et à présent au bord de la folie. Avant Riggan, Nina la danseuse étoile, cherchait déjà le salut par la perfection artistique et finissait également dans la fureur de ses hallucinations, un plumage noir couvrant péniblement la large plaie de son ventre (Black swan, Aronofsky, 2010). Sous la direction de Forman puis de Kubrick, Nicholson était lui-même passé par l’hôpital psychiatrique (Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975) avant d’emmener sa famille faire étape à l’Overlook Hotel (Shining, 1980).
Ainsi, Riggan n’est pas une créature isolée. Loin de là. De même, celles qui l’entourent sont autant de figures fragiles : peut-être certaines se sont déjà perdues sur Mulholland Drive (Naomi Watts pour Lynch, 2001), d’autres sur la défensive (ou dans la détresse), prêtes à déverser leur fiel (Edward Norton, ex-Hulk, désormais moins Cornelius que Tyler), auraient pu compter quant à lui parmi les extravagances exposées dans Maps to the stars (Cronenberg, 2014). Et dans le dédale, où les corridors de la vie et du spectacle à tous les niveaux s’entrecroisent, tous circulent. Riggan, lui, sans accepter l’aide d’Ariane, sans saisir le fil tendu par ses proches (sa famille ou son impresario), fait les frais d’une quête impossible. L’intempérance du langage, des déplacements, des mouvements est souvent drôle. Drolatique (sur)saut de l’acteur raté, tragique effondrement et banalité de son inconsistance. Avec ou sans filet, All that jazz ! certainement.
To overlook : surplomber, aussi, faire comme l’oiseau (et Michel Fugain !), donc.
Architectures maléfiques : en 1974, Stephen et Tabitha King se trouvent en vacances au Stanley Hotel dans le Colorado ; la fin de saison touristique crée un cadre fantomatique, « cadeau divin » pour l’inspiration horrifique de l’écrivain – un cauchemar avec un gamin aux « yeux grands ouverts » fera le reste, avant qu’un second Stanley ne vienne génialement trahir le roman original (Steve se vengera à la TV avec la belle Rebecca De Mornay).
Kubrick, toujours lui, tournera son « maçonnique – mais pas que – Eyes wide shut à Mentmore Towers, dans le Buckinghamshire, célèbre manoir « rural » des Rotschild, avant que Nolan n’y filme les débuts de Birdman – pardon, Batman.
Tout ceci pour dire qu’au cinéma, le décor, même « réel », n’existe qu’en relation avec le personnage (psychologisme très dix-neuvième siècle hérité de Balzac, cf. le célèbre duo de la moule et du rocher) ou, de façon plus abstraite, en motif visuel, graphique et pictural (Lang, Antonioni, Scott et tous les autres cinéastes-architectes), mais avant tout comme lieu de hantise (La maison du diable, de Wise, bien sûr, en sommet indépassable) et de séjour « infernal » pour les innombrables spectres du septième art (funéraire)…
J’ai eu peur un instant que vous ne jouiez avec une parenthèse, (sur)plomber, car beaucoup de critiques ont trouvé ce film bien lourd (et vous-même ailleurs de qualifier le cinéaste de surfait) ; lourdeur qui a pu caractériser en effet Biutiful (2010) et plus encore une autre architecture, paradoxalement, aussi plombante que creuse, Babel (2005).
Votre commentaire m’amène à penser également (mais combien d’autres ?), à la prestigieuse école de danse, théâtrale et écarlate à souhait, de Suspiria (Argento, 1977) !
Ou à l’immeuble maudit d’Inferno…
La lourdeur d’AGI « plombait » déjà 21 grammes et sa déconstruction a-chronologique auteuriste (si vous ne possédez rien à dire, dites-le dans le désordre, cela fera toujours son petit effet auprès de certains, l’Ozon de 5×2 peut confirmer), sans parler de « l’humanisme Benetton » (Les Inrocks) des titres suivants…
On renverra charitablement – ou pas – tous ces technicistes au petit pied, faisant joujou sur scène ou dans l’espace, nourris du « survival » hystérique de la « modernité », à Welles (La soif du mal), Hitchcock (celui de Frenzy), Tarkovski (Nostalghia) ou De Palma (trop d’exemples pour les citer) afin d’apprendre enfin l’art du plan-séquence adulte et signifiant – mais connaissent-ils (et ceux qui les encensent avec eux) seulement ces « vrais » cinéastes, dans un milieu truffé d’imposteurs (Orson, encore) ?
Ou l’HP de Shutter Island (Scorsese, 2010) et « le fameux bâtiment C, si peu éclairé (les allumettes craquées les unes après les autres) et ses cellules comme autant de recoins du cerveau à l’accès refusé. » Le personnage de DiCaprio réellement fou, le jeu sur les trompe-l’œil, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas…
Du théâtre à l’hôtel en passant par le « Cabaret » il n’y aurait donc qu’une porte à pousser ? Les ramifications du Saint James sont nombreuses certes, mais de là les pousser aussi loin. Ceci dit je reconnais désormais un sens à ces va-et-vient incessants de sous-sol en terrasse, à cette histoire pleine de bruit et de fureur (mais racontée par un idiot ?)