Pascale Ferran, 2014 (France)
La scène introductive, à la fois fuyante et bien réelle, est une sorte de réactualisation de cette chorale de pensées dans Les ailes du désir (Wenders, 1987). Dans ces plans, les individus sont valorisés, eux et l’expression de leur quotidien : le pas ralenti au milieu d’une foule de pressés, l’ombre d’une inquiétude ou un sourire esquissé sur le visage des voyageurs. Pascale Ferran donne à chacun de ces anonymes croisés la possibilité de devenir un protagoniste à part entière et d’en faire le point de départ du film. Elle leur donne existence et beauté. On entend leurs préoccupations intérieures, leurs pensées à voix hautes. Toutefois, nous ne sommes pas dans la grande bibliothèque berlinoise. Pascale Ferran filme des lieux de passage, un hall de gare, les quais du RER. Entre les mains des itinérants, ce n’est pas souvent un livre, plutôt un journal, fréquemment un téléphone portable. Indépendamment du smartphone ou connectés grâce à lui, ces personnes sont autant de sphères enfermées dans leurs réflexions ou dans un peu de musique, autant de bulles reliées à l’invisible et au distant. Outre cette technologie de l’intime (retour sur Her de Spike Jonze, 2014), les plans de la réalisatrice se distinguent aussi de ceux de Wenders parce qu’ils mettent en évidence des voyageurs journaliers, des champions de la migration pendulaire (« 10 heures par semaine, 40 heures par mois » entend-on calculer), suivant le trajet exigé maison-travail-maison, même si les chemins empruntés sont parfois de long détours via Paris, San José ou Dubaï (et dans ces cas-là les trajets peuvent durer des jours). De même, ce n’est plus la caméra qui se déplace comme dans Les ailes du désir, mais les individus qui circulent et traversent un cadre fixe. Ni la caméra d’un seul mouvement, ni les anges d’un seul regard ne les embrassent plus. Ils ne sont pas systématiquement cloisonnés, seuls ou déprimés, mais pourraient l’être davantage. Tout le détail d’une activité humaine chaque jour renouvelée.
Après ce commencement, Bird people se divise en deux parties et suit deux personnes qui tôt ou tard vont de connivence se saluer. Homme d’affaires américain en transit, Gary Newman (Josh Charles), après une brève crise d’angoisse à l’hôtel Hilton de Roissy, décide de tout plaquer : un confortable foyer avec femme et enfants, son travail où il est pourtant apprécié… Audrey, quant à elle (Anaïs Demoustier charmante et espiègle), travaille dans ledit hôtel en tant que femme de chambre. Un soir, attirée par l’extérieur, elle se retrouve sur le toit et saute.
Alors que la réalisatrice ne donne pas d’autre importance à l’hôtel que celle d’un décor où les personnages sont temporairement installés dans des cases, c’est un peu comme si le lieu-même, au milieu de nulle part, ou plutôt non, enserré dans une périphérie aéroportuaire et par conséquent au milieu d’un centre d’impulsion duquel et vers lequel des liens vers le monde entier sont tissés, avait poussé Gary et Audrey, chacun avec une manière qui lui est propre, à tout lâcher. Comme si l’entrebâillement étroit des fenêtres de l’hôtel standardisé par lequel, chacun à son tour, l’une et l’autre ont tenté un instant de respirer, n’avait pas suffit à désaltérer une brusque soif de liberté.
Mais comme ses personnages, la réalisatrice du sylvestre et envoûtant Lady Chatterley (2006) aspire également à cette folle liberté. Elle ne veut pas se contenter d’une simple chronique sociale ni de la fine observation de ce que devient le monde aujourd’hui (global, précaire, précipité), ce que Bird people est pourtant durant plus d’une heure. Elle veut aussi accorder sa place au merveilleux. Le moineau déjà apparu ici ou là n’a pas suffi. Dans la deuxième partie, quand c’est au tour d’Audrey de quitter sa vie et de s’abandonner, le moineau qu’elle est brusquement devenue occupe trop l’espace et la durée du film pour n’être plus qu’un symbole. Les préoccupations de la réalisatrice s’émiettent et s’éparpillent avec l’oiseau. Sa mise en scène se transforme et devient tout aussi étrange et fragile que le volatile : arrêts sur image, voix off, bizarreries numériques, spectateurs désorientés, « Ground Control to Major Tom, your circuit’s dead. There’s something wrong »… On pense un peu au Ricky de François Ozon (2008) qui osait la fable sociale, l’incursion fantastique dans le terne quotidien d’une ouvrière des banlieues pauvres, mais accroché ou non aux pieds de son bambin volant, on n’était pas tant déstabilisé. Bird people comporte de très belles scènes : la scène introductive décrite ci-dessus, mais aussi cette rupture par écran interposé qui ressemble au gouffre relationnel terrible, longtemps dissimulé et tout à coup imposé par Gary à sa femme, ou encore cette poignée de main, simple et généreuse sur laquelle le film se conclue. Pourtant, les voilà perdues dans une expérimentation qui étonne autant qu’elle dérange.
Ainsi, le film de Pascale Ferran propose bien une matière hybride (terme revendiqué par la réalisatrice dans ses entretiens), mais il ne sert pas le « réalisme poétique » que Bird people aurait pu d’une certaine façon redéfinir. Il s’agit plutôt d’un réalisme fantastique… bancal. Alors bien sûr on n’ira pas jusqu’à souhaiter que le moineau se fasse bouffer par le chat dans les couloirs de l’hôtel, ni que le Cat people de Tourneur (1942) ne fasse qu’une bouchée du Bird people de Ferran dans notre imaginaire (puisqu’elle choisit son titre en référence), mais on regrette tout de même cette tournure fantastique un peu tardive… Film hybride : naturaliste, surnaturel et par conséquent… « sur-naturaliste » ?
Pascale Ferran dans les pas de Brisseau pour l’envoûtant De bruit et de fureur (ah, Fabienne Babe), mais on peut aussi faire remonter ce réalisme fantastique banlieusard au superbe et désespéré L’amour existe de Pialat (1961).
Bien moins convaincu que vous, je l’avoue, par son adaptation de Lawrence, où la dimension politique et sociale du roman se limitait à un furtif regard de classe érotisé, entre Constance et un ouvrier enluminé dans un homoérotisme publicitaire…
Point de vue de haute volée pour un Ferran en rase-motte. Le montage parallèle intéressant de prime abord entre le cadre migrateur en plein burn out et la soubrette gracile égarée dans les couloirs obscurs d’un hôtel formaté se voit plombé par une envie coctalienne de se laisser pousser des ailes. Je préférais la réalisatrice quand elle allait dans les bois taquiner les chasses gardées.