Damien Chazelle, 2022 (États-Unis)
Damien Chazelle plonge à son tour dans la fange hollywoodienne mais sans la garantie d’en extirper grand chose. Montage rythmique, musiciens à l’écran et jazz tout le temps, il y met son style et arrange une fête que l’on pourrait croire ultime. L’entrée dans l’arène est furieuse et la mise en scène veut dépasser tout ce que l’on a déjà vu : une orgie endiablée débordant, éructant, vomissant, jusqu’à laisser les corps inertes au petit matin (le pauvre éléphant compris). Babylon se révèle donc une fois les portes fermées, quand l’immense villa d’un producteur, où tous les amateurs de la démesure ont été conviés, se transforme pour une nuit en un temple impie ; la drogue, l’alcool et tous les autres flux corporels s’y mêlant à l’excès.
Mais, à Hollywood, la folie est débordante. Chazelle expose aussi la fabrique cinématographique à l’air libre et offre une représentation quelque peu allumée de cette industrie aux derniers temps du muet. Chaque plateau ressemble moins à la préparation d’un film, là un burlesque, à côté une scène de saloon, en face un mélodrame de salon, qu’à une attraction de foire bricolée où le tout saisi par une sorte d’hystérie collective nous paraît assez peu correspondre à l’industrie conquérante hollywoodienne de l’Entre-deux-guerres. La séquence est grotesque. Elle fait partie de la satire souhaitée (segment toutefois plus amusant que violent si on le compare à d’autres passages du film). La description paraît anachronique et davantage en lien avec le cinéma des origines qu’avec celui des grands studios. Mais, l’outrance mise à part, le réalisateur de La La Land (2017) donne malgré tout à sa façon un aperçu de l’évolution des lieux des tournages durant cette période de transition. En effet, ce n’est qu’à la fin des années 1920 que la Warner, la MGM et la Paramount investissent dans de gigantesques bâtiments pour adapter leurs studios à la révolution du parlant. Les lieux sont alors insonorisés, se ferment avec grilles et palissades, et protègent ainsi autant ses secrets techniques que ses stars disputées. Babylon ne nous les fait pas vraiment voir en tant que telles, mais s’érigent pourtant là les premières usines-forteresses du cinéma.
Babylon donne l’impression que de ce chaos sidérant occasionné par les tournages de film muets peut naître de manière « fortuite » une forme d’art. Partagé entre sa critique un peu vaine d’Hollywood (car maintes fois répétées et parfois de façon sublime) et son propre amour pour le cinéma, Damien Chazelle fait bizarrement croire au miracle artistique. Face à l’avant-garde ou à l’expressionnisme d’Europe, Babylon signale que l’art en Californie naîtrait du hasard, sans style véritable, probablement à la faveur de la diversité des pellicules et d’une chaîne de production dont la cadence impressionne1. En effet, jamais le réalisateur n’indique que les tournages qui se font ne sont le fruit d’une réflexion ou du moindre effort intellectuel. À l’inverse, il insiste plutôt sur leur grande confusion. Pourtant, c’est bien ce travail acharné que l’on a déjà vu dans ses précédents films : les répétitions de l’extrême d’un batteur dans Whiplash (2014), celles moins tyranniques d’un groupe de jazz dans The Eddy (2020), ou les révisions d’un Armstrong besogneux dans First Man (2018). Cette fois, l’art n’est soudain plus rendu possible que par la providence : une caméra ramenée en ambulance, un papillon sur l’épaule, un dernier rayon de soleil… Cette conjonction d’événements est aussi heureuse qu’improbable.
Toutefois, selon ce que raconte Damien Chazelle, Hollywood-Babylon2 est encore un lieu de tous les possibles dans les années 1920. Une inconnue peut être propulsée star du jour au lendemain. C’est le destin de Nellie LaRoy interprétée par Margot Robbie et inspirée de Clara Bow, un des premiers sexe-symbole de l’industrie cinématographique. Un Latino-Américain bon à tout faire peut devenir producteur influent. Manny Torres que joue Diego Calva est encore tout étonné de la place à laquelle il accède. Un trompettiste de l’ombre peut devenir du jour au lendemain vedette d’une série de films à succès. C’est Sidney Palmer interprété par Jovan Adepo et inspiré de Duke Ellington ou de Louis Armstrong. Comme le récit n’est pas à l’abri d’une contradiction, le film repose ainsi sur des personnages qu’il affectionne et qui font bien partie, au moins durant un temps, de l’usine à rêves. Ajoutons l’acteur Jack Conrad, auquel Brad Pitt prête ses traits, une sorte de John Gibert ou de Douglas Fairbanks increvable en matière de mariages et d’alcoolisme, ainsi que Lady Fay Zu jouée avec mystère par Li Jun Li en hommage à Anna May Wong, garantissant aux aventures filmées d’antan leur touche d’exotisme. Tous ont la ville facile, L.A. dans la poche, autrement dit le monde. À tous, il arrive un miracle, souvent d’avoir su profiter du système et d’y avoir trouvé une place… jusqu’au changement de décennie.
Babylon ne plaît ni pour sa débauche ni pour sa morbidité. On a déjà eu du mal à se remettre de Sans filtre qui le précède de quelques mois (Östlund, 2022), on n’attendait pas Chazelle pour remettre le couvert. Non, Babylon plaît mieux pour certains de ses personnages (malheureusement inégalement développés3), surtout Palmer et Conrad, le trompettiste et l’acteur fini. Mais au-delà, le film intéresse dans une certaine mesure pour évoquer l’exclusion progressive des minorités du système hollywoodien. Babylon a profité aux Blancs, l’industrie a grossi et se débarrasse de ceux qui ne correspondent plus aux loisirs qu’elle redéfinit : les Noirs, les Latinos et les Asiatiques, quand ils ne sont pas employés pour le décor ou des rôles de faire-valoir, sont un à un remerciés. Dans la dernière scène, quand Manny revient faire le touriste avec sa famille aux portes de l’usine-forteresse, il n’entre pas. Il échange seulement avec le gardien de l’entrée, un Latino.
De cette fange remuée, il n’y a par conséquent pas beaucoup à retirer. Babylon déçoit pour n’être qu’une longue paraphrase de Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder (1951) et plus encore de Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly (1951). À ce dernier, le réalisateur emprunte le contexte vécu depuis les coulisses du spectacle (l’arrivée du parlant et les chamboulements que cela entraîne), mais aussi des thèmes et des motifs plus secondaires (la rivalité entre le théâtre et le cinéma par exemple). Certes, au bout de trois heures de film, la réapparition de Gene Kelly sur grand écran ne nous laisse pas indifférent, mais la trivialité qui a précédé ne convient pas à l’image que l’on veut retenir de l’acteur-danseur. Critique acerbe et amour du cinéma, Damien Chazelle opère une drôle de fusion entre Sans filtre et Once upon a time… in Hollywood (Tarantino, 2019). Un peu comme s’il avait voulu recréer un monde-cinéma pour le détruire et devant son cadavre lui déclarer son amour in extremis. Ou bien une pelle roulée au cinéma juste après lui avoir vomis dessus.
1 Georges Sadoul, dans son Histoire de l’Art du Cinéma, parle de 800 films par an tournés aux États-Unis à cette époque.
2 On lie ici ou là l’influence qu’a pu avoir l’ouvrage à révélations scandaleuses Hollywood Babylon de Kenneth Anger (1957) sur Damien Chazelle. L’expression est aussi employée par G. Sadoul dans son Histoire de l’Art du Cinéma (1949 pour sa première édition). Mais l’expression est probablement contemporaine des faits critiqués.
3 On regrette également qu’une plus grande place n’ait pas été accordée à la réalisatrice Ruth Adler (Olivia Hamilton).
Brillante analyse déroulée dans un article qui se dévore avec délectation. Sans doute suis-je particulièrement réceptif aux arguments pour en avoir pointé de similaires dans mon article. Nous aboutissons donc à une même conclusion : un beau gâchis d’un cinéaste déchiré entre reproche et admiration : à l’ingratitude de l’usine à rêve il oppose in fine les merveilles qu’elle aura produite durant plus d’un siècle. Contradiction, quand tu nous tiens. Des histoires bien connues qu’il répète ici à l’envi non sans vulgarité et une certaine complaisance. C’est bien là le problème hélas, car Chazelle n’a pas le profil d’un mauvais garçon, d’un Scorsese sur-vitaminé, d’un Leone opératique ou d’un franc-tireur un peu barge comme Tarantino. C’est un bosseur romantique, un élève doué certes, mais à qui on aurait dû dire non sur ce coup. J’espère regretter mes propos dans quelques années en revoyant le film sous un autre jour. Pour le moment, je préfère rester sur la Lune en compagnie de son poignant First Man.
Et vu à quelques jours du Fabelmans de Spielberg, déclaration d’amour au cinéma d’un autre type, ce n’est pas Babylon qui s’en sort le mieux.
Voilà qui me rassure un peu, tant je lis d’éloges sur ce « Babylon ». Et le public français semble s’en satisfaire plus que les ricains côté box-office. Espérons qu’il fasse le même accueil à Spielby.
Oui film plutôt décevant. Un univers pathétique, cette culture des ragots hollywoodienne est d’une tristesse.
A voir au mieux pour Brad.
Brad Pitt n’est pas mal dans ce registre, c’est vrai. Son désabusement peut toucher, et pour le coup c’est un des personnages les mieux développés.