Costa-Gavras, 1970 (France, Italie)
« Le drame d’un communiste
pris au piège de sa fidélité
et qui a eu le courage de dénoncer le piège
sans renier la fidélité » [1]
Chris Marker,
On vous parle de Prague :
le deuxième procès d’Artur London (1971).
Ces lunettes étranges, cerclées, aux verres très noirs, sur le visage émacié d’Yves Montand marquent les esprits. C’est un détail dans le film mais c’est un détail qui reste. D’autant que c’est aussi l’image choisie pour l’affiche, le visage face caméra du personnage d’Anton Ludvik qui ne voit rien, qui ne comprend rien et qui a la corde au cou. Les lunettes occultent complètement le regard de la victime et laissent par conséquent son effroi à notre imagination. Mais pourquoi des lunettes de soudeur plutôt qu’un bandeau ou qu’une cagoule ? De pareilles lunettes figurent peut-être déjà dans le texte autobiographique que le film adapte. Ces lunettes ou de semblables apparaissaient également dans La jetée de Chris Marker (1962) [1]. Elles rappellent de ce fait un contexte d’anticipation ou celui d’une dystopie dont on pourrait rapprocher L’aveu, tant le film décrit l’irréalité folle dans laquelle tombe un haut responsable communiste enfermé, conditionné, manipulé (« Lénine, réveille-toi, ils sont devenus fous » lit-on sur un mur de la ville au dernier plan du film). C’est à 1984 d’Orwell que l’on pense aussi forcément.
En 1951, à Prague, Ludvik, le vice-ministre des Affaires étrangères de Tchécoslovaquie, ancien membre des Brigades internationales durant la Guerre d’Espagne, résistant durant l’Occupation en France, ancien déporté à Mauthausen, est soudainement arrêté. Mis au secret, brisé physiquement et psychologiquement, totalement asservi après plusieurs mois de détention, Ludvik est sommé de tout avouer, peu importe quoi, les crimes dont l’accable le Parti, son appartenance à une organisation terroriste, trotskiste ou titiste certainement, à une organisation imaginaire qu’il faut impérativement démembrée. Aux cabaleurs des hautes sphères du pouvoir donc de défaire un complot fictif ourdi contre l’État et contre Staline et de confondre des coupables qui n’ont strictement rien à se reprocher si ce n’est un zèle excessif à l’égard de bourreaux dont ils ignoraient la véritable nature.
A partir du récit d’Artur London publié en 1968, Costa-Gavras et Jorge Semprun [2] reprennent l’histoire du procès Slansky dans lequel Anton Ludvik et douze autres hommes politiques, tous membres très fidèles du parti communiste tchécoslovaque, ont été condamnés pour haute trahison par ce même parti et ont été, pour neuf d’entre eux, condamnés à mort et, pour les trois autres, condamnés à des peines de prison à vie. A travers l’histoire d’un homme, Costa-Gavras décrit surtout l’engrenage dans lequel Staline a broyé des centaines de milliers de vies durant la période de Grande Terreur en URSS ainsi que durant les purges organisées dans le reste du bloc soviétique après la guerre. L’aveu est particulièrement réussi dans sa description du processus d’aliénation, d’autant plus forte que sa mise en scène est très austère (on peut penser aux tons et aux ambiances de L’armée des ombres réalisée par Melville l’année d’avant où il était aussi question de séquestration et de torture).
Le film de Costa-Gavras fascine même durant un moment par son inclinaison expérimentale : le supplice de Ludvik est tel qu’un grand trouble le ramène sur un rivage au soleil. Le montage fait alors se chevaucher la réalité d’une geôle avec le rêve très imprécis d’un ailleurs. Il nous fait perdre pied avec la victime avant de nous faire basculer grâce à un flash-forward dans une toute autre situation, où Ludvik installé à une terrasse raconte calmement son calvaire et tente avec d’autres de se remémorer le passé. Cette scène précède d’ailleurs toute la partie du film qui concerne le procès proprement dit durant lequel chacun des accusés, expurgé de tout sens critique autant que de sa propre personnalité, joue finalement un rôle imposé et n’a plus qu’à répéter très mécaniquement le texte qu’il a été forcé d’apprendre. Un pantalon baissé devant les juges pendant la récitation d’une défense accentue la singularité toute kafkaïenne de la situation et transforme le procès en une vaste bouffonnerie… Quoique la dispersion des cendres ramène vite à la réalité. L’aveu, enfin, vaut pour les interprétations et l’engagement du couple formé par Yves Montand et Simone Signoret, eux-mêmes pendant très longtemps sympathisants et membres du PCF mais, après l’insurrection de Budapest, après le printemps de Prague, progressivement vidés de leurs illusions, perdus par celui qui se donnait pourtant le titre de Vojd, le guide de tout un peuple dont il a soigneusement crevé les yeux.
[1] Marker est présent sur le plateau de tournage de L’aveu en tant que photographe et réalise sur le sujet le court-métrage On vous parle de Prague.
[2] C’est Claude Lanzmann qui parle du livre de London à Costa-Gavras. Ce dernier travaillait encore au montage de Z (1969) et l’invasion de Prague par les chars du Pacte de Varsovie quelques mois plus tôt suscitait encore de très vives indignations.