Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der Zorn Gottes)

Werner Herzog, 1972 (RFA, Mexique, Pérou)

Le dernier voyage du Demeter, c’est ce qui me vient à l’esprit devant le dernier radeau des conquistadors. L’expédition se voulait glorieuse. Lancés dans la quête du mythique El Dorado, les étrangers blancs étaient avides d’or et de puissance. Mais la longue descente d’un affluent de l’Amazone représentera la dernière étape de leur aventure. Don Lope de Aguirre est un assassin et faiseur de prince. C’est aussi le seigneur dégingandé qui cause la perte de tous. Sous sa folle domination, la cohorte de soldats et d’esclaves petit à petit se réduit. Depuis leur séparation avec Pizarro, l’armée part à la dérive. Peu importe les coûts de canon et les tirs de mousquets à l’aveugle, les autochtones de leurs flèches silencieuses les touchent un à un et la jungle tranquille les condamne à l’oubli. Au dernier plan, Aguirre reste seul, debout sur une embarcation envahie de singes, se laissant ainsi conduire nulle part au gré du courant.

Klaus Kinski, le regard d’illuminé, n’est pas encore le vampire qu’il incarnera pour Herzog dans Nosferatu, le fantôme de la nuit (1979). Mais il en a déjà l’aura et la caractère pernicieux. Au fur et à mesure que l’expédition court à sa perte, le conquistador se désarticule. Une épaule plus haute que l’autre, une démarche claudicante, la chemise trop ample et l’armure tombante… Le corps se défait (reflet d’une dislocation morale, ce que mentionne Strum dans son article, « Klaus Kinski se prend pour Dieu »*), mais la volonté grandit. Plus on lui résiste (les siens, la nature…), plus il réclame. D’ailleurs, le seigneur, « colère de Dieu » autoproclamée, veut tout : la richesse, le pays et, ce qu’il lance dans un accès de délire, la gouvernance de sa race ennoblie par l’union désirée avec sa fille décédée. L’homme pue la mort et, dans la fiction, l’abandonner à la fièvre tropicale est la meilleure chose qu’Herzog pouvait faire.

Au milieu de cette croisade mortuaire, des visions magnifiques et parfois inquiétantes jaillissent. Celle d’Inés de Atienza (Helena Rojo), qui vient de perdre son mari don Pedro de Ursúa (éliminé par Aguirre) : cette dame a revêtue une robe blanche et or et s’enfonce dans la forêt pour ne plus revenir. Celle également du bateau suspendu dans les arbres, mirage collectif ou bien vestige improbable de prédécesseurs malheureux. Celle encore de cette faune, toujours présente dans les films de Werner Herzog, papillon curieux, cheval que l’on ne maîtrisait plus abandonné aux ténèbres forestières, myrmidons endormis et autres marsupiaux quittant le pont leur progéniture à la gueule.

L’histoire du conquistador Lope de Aguirre est rapportée par les chroniques de l’explorateur Gaspar de Carvajal, son contemporain.Le film prend cependant des libertés pour dresser le portrait du conquérant fou : au lieu de le laisser poursuivre avec son escouade jusqu’à l’océan et s’engager dans une lutte contre d’autres, Werner Herzog le plonge dans son univers entre montagne et jungle, le prive de tout lien et le rend étranger au monde. Kinski « le principal personnage du film en même temps que son principal antagoniste » (selon les mots du Princécranoir, dans « La nef du fou », article consacré au film*). Kinski devient Aguirre et Aguirre devient Kinski : « En offrant En offrant le rôle au terrible Kinski, Herzog ouvre sa porte à la folie pure […]. Il laisse un agent du chaos chasser sur ses terres, et doit redoubler de ruses et de menaces pour garder le contrôle » (« La nef du fou »*). Le contrôle, Herzog le garde au final et réussit avec Aguirre, la colère de Dieu, un film absolument majeur.

* Articles de Strum et du Princécranoir parus dans Zoom Arrière n°8, Les films de Werner Herzog, 2024.

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