Bande-son pour un coup d’État (Soundtrack to a coup d’Etat)

Johan Grimonprez, 2024 (Belgique, France, Pays-Bas)

Bande-son pour un coup d’État doit son titre aux ambassadeurs du jazz que les États-Unis ont envoyé pour représenter leur pays un peu partout à l’étranger, comme en Afrique et au Congo en particulier, au moment de l’assignation à résidence arbitraire, puis de l’assassinat de Patrice Lumumba. Le documentaire musical est tout sauf une improvisation et si le spectateur entendait clamer « All that jazz ! » en le voyant, il s’agirait d’un long et douloureux sarcasme. Pour le décrire, Bande-son pour un coup d’État joue d’une sophistication parfaitement orchestrée où les protagonistes, les événements et les enjeux combinés de la Guerre Froide et d’une colonisation qui ne dit pas son nom s’imbriquent en une narration éclatée et limpide à la fois. De plus, l’histoire que Johan Grimonprez se propose de restituer donne à revoir les faits officiels, certes, mais aussi à découvrir les manigances plurielles opérées en coulisses.

Le jazz d’abord innerve l’entièreté du documentaire puisqu’il offre en 2h30 des dizaines de titres ou extraits à écouter (Charles Mingus, Nina Simone, Duke Ellington, Ella Fitzgerald…). Les images elles-mêmes, d’actualités, d’entretiens, les sous-titres tels qu’ils sont affichés (plutôt des mises en exergue, loin de l’affichage traditionnel en bas d’écran) adoptent le style moderne des pochettes des disques des années 1950 et 1960 (à la manière des fameux labels new-yorkais Blue Note et Prestige) : photos monochromes, bleu, beige, rouge, titres de différentes tailles avec rehauts de couleurs. L’idée de promouvoir des célébrités du jazz en armes d’influence américaine afin de contrer l’URSS date de 1956 et fut lancée depuis le Congrès (on parle aujourd’hui de « soft power »). Pour atténuer l’intention belliqueuse que certains se sont plus à souligner, Dizzy Gillespie déclara à la presse que la seule arme auxquels les musiciens auraient recours serait celle « du cool ». C’est ainsi qu’entre 1956 et 1961, on vit plusieurs jazzmen américains gagner l’Afrique. Le documentaire présente par exemple Louis Armstrong trompette à la bouche devant le sphinx d’Égypte ou accueilli dans une classe d’école congolaise. De même, outre les nombreux musiciens jouant en live ou pour les caméras, le documentaire n’omet pas de mentionner Gillespie qui, sur la scène du Monterey Jazz Festival, annonçait sa candidature aux présidentielles de 1963. À la fin du film, après un passage criant sur l’horreur des régions minières du sud Congo pour les populations locales alors que différentes factions armées se disputent le contrôle des ressources, on voit tout un groupe (dont font partie la chanteuse Abbey Lincoln et l’écrivaine Maya Angelou) se rendre à l’ONU en février 1961, pour faire entendre leur colère à la suite du meurtre commandité de Patrice Lumumba. Les archives noir et blanc montrent le conseil de sécurité interrompu par les cris des manifestants qui font irruption (« Assassins ! », « Racistes ! »), puis les personnes méchamment bousculées et priées d’évacuer la salle. Johan Grimonprez monte ces images avec We insist ! Freedom now suite et des plans d’Abbey Loncoln et Max Roach interprétant ce titre, ainsi que d’autres sur les rassemblements à Harlem Square qui dénonçaient avec force l’assassinat du dirigeant congolais. Le jazz alors si politique innerve encore l’entièreté du documentaire pour dicter son rythme au montage, éviter les temps morts et rendre le récit d’autant plus palpitant à suivre.

Bande-son pour un coup d’État se positionne sur plusieurs fronts. Il retrace un épisode sanglant de l’histoire des indépendances et dénonce le néocolonialisme occidental en RDC, des complots menés par les États-Unis à travers la CIA, et auxquels la Belgique prend part, complots contre la démocratie et pour la défense d’intérêts politiques, géo-stratégiques et économiques. On comprend bien que le Congo est une manne que les États du Nord ne veulent pas lâcher, ni à l’époque, ni encore aujourd’hui. On apprend entre autres que l’Union Minière en charge de l’exploitation des sols congolais fut privatisée par les Belges quelques mois à peine avant l’indépendance. La précieuse mine de Shinkolobwe, qui avait fourni l’uranium des deux bombes nucléaires de 1945, restait convoitée et ne pouvait tomber entre les mains des Soviétiques. Le réalisateur glisse aussi quelques plans léchés des publicités Tesla ou Samsung pour rappeler l’actualité des mines du Haut-Katanga qui aujourd’hui fournissent les terres rares chères aux nouvelles technologies. Le documentaire ouvre encore une parenthèse avec l’épisode Fidel Castro qui, avant de discourir à la tribune de l’ONU en septembre 1960, avait été accueilli à Harlem pour rencontrer Malcom X et Khrouchtchev. Guerre Froide, défense des droits civiques pour les Noirs aux États-Unis, naissance du Tiers-monde, mensonges d’État et massacres perpétrés par l’armée nationale et des mercenaires au service des Belges ou des Américains… Bande-son pour un coup d’État donne l’impression de tout couvrir sur la période.

La narration non linéaire et la collision arrangée des documents d’archives aussi bien d’ailleurs que les titres de jazz sélectionnés permettent de mettre en évidence les mensonges (par exemple du président Eisenower promettant publiquement qu’il n’y aura aucune ingérence dans les affaires des nouveaux États indépendants), de faire de l’humour (sous différentes formes) – c’est un des grands atouts du film –, de créer le vertige également (la dernière séquence). Si l’on doit émettre pourtant une petite réserve, elle concerne les sources, si précises pour tout ce qui concerne les propos et les commentaires collectés, elles sont plus difficiles à discerner pour les images elles-mêmes. Somme toute, Bande-son pour un coup d’État est un documentaire d’exception qui, puisque la rapacité autour des ressources de la RDC n’a jamais faibli et que le système-monde est resté le même, fait comprendre que le drame est toujours en cours.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*