Pablo Larraín, 2016 (États-Unis, Chili)
Élégant, précis, discrètement sophistiqué, le film se confond avec son personnage. Politique, il l’est aussi comme tous les films de Pablo Larraín (sauf Ema, une parenthèse en 2019 entre Jackie et Spencer, 2021). Sur un scénario de Noah Oppenheim, le réalisateur chilien livre un portrait de la « première dame » américaine, Jackie Kennedy, à un moment où tout lui échappe mais où, à peine devenue veuve, elle cherche elle-même à arranger ce qui se peut concernant son image et celle de son mari. Le film a donc pour sujet la mémoire et sa révision. Il porte, autrement dit, sur l’inaccessibilité à une vérité toujours fuyante. Parallèlement, à travers une interview et les souvenirs qu’elle mobilise, Pablo Larraín met en évidence la marque laissée dans le récit américain par cette femme soucieuse de garder le contrôle après le 22 novembre 1963.
Jackie se compose autour de trois temps différents. Leur agencement par le montage est complexe mais ne gêne jamais la fluidité du récit. Durant le premier temps, le plus récent, en novembre 1963, on suit l’entretien donné au magazine Life une semaine après l’assassinat de JFK à Dallas. Le journaliste (Billy Crudup) est accueilli dans la résidence présidentielle de Hyannis Port dans le Massachusetts. Les colonnes géantes de la terrasse, où le journaliste et son hôte passent du temps, donnent une solennité autant qu’elles suggèrent la mise en place d’un moment fondateur, l’interview voulue par Jackie Kennedy (Natalie Portman) et qui semble avoir pour elle un grand enjeu. Le deuxième temps se rapporte à une émission télévisée dans laquelle, le 4 février 1962 pour CBS, Jacqueline Kennedy faisait une visite de la Maison Blanche découverte par des dizaines de millions d’Américains sur leur poste. Entre ces deux temps parfaitement pensés par l’épouse du président, s’insère le souvenir traumatisant du crime de Dallas, violence et éclats qui tombent sur Jackie et qui en divers endroits tachent son fameux tailleur rose, la voiture accélérant soudain et l’emportant, elle et le corps de John Kennedy, hors de la vue et de la portée du public. Un moment de chaos entre deux temps sous contrôle, trois segments temporels distribués de manière éclatée dans le récit, comme si le meurtre du président-son-mari contaminait le reste. Le traumatisme récent refait surface malgré tout l’ordre, intérieur impeccable, tenue irréprochable, auquel Jackie aspire.
La réalisation est envoûtante. Pablo Larraín recompose cette « mémoire nationale », mais jamais ne montre rien de véritable d’une personne qui vit ces événements. On ne sait en définitive quasiment rien d’elle. L’intimité révélée de cette femme reste furtive et, cigarette allumée après cigarette écrasée, réplique étudiée ou sourire commandé face caméra, Jackie demeure insaisissable. Au spectateur de se saisir de l’ambiguïté du personnage et de deviner ce qui se trouve dans les interstices du récit. Le réalisateur, lui, se concentre sur une figure évanescente et sur le mythe qu’elle bâtit avec l’aide d’un magazine à gros tirage.
C’est ainsi que la présidence de John Fitzgerald Kennedy passe rétrospectivement pour une gouvernance idéale et un autre royaume perdu : « Un bref instant lumineux qui se nommait Camelot » (on lira avec intérêt William Blanc sur le sujet, Le roi Arthur, un mythe contemporain, chap. IV, « Camelot et les années Kennedy. L’avènement du roi démocratique », Libertalia, 2016). Le film utilise la chanson de la comédie musicale Camelot qui triomphait à Broadway en 1960 (Camelot de Joshua Logan en 1967 puise à la même source). Jacqueline Kennedy elle-même y fait référence dans son interview. Les paroles, qui sont imprimées dans les colonnes de Life, assurent depuis à JFK d’être parfois comparé à Arthur. La réalisation de Pablo Larraín est envoûtante. On est aussi fasciné par l’utilisation de cette référence populaire dans un magazine massivement diffusé pour fondre la figure appréciée du président Kennedy dans la légende du roi juste et du bon gouvernant. Quelques jours seulement après s’être retrouvée avec le crâne ouvert de son mari sur les genoux, à quel point la veuve Kennedy a-t-elle calculé l’image du président à laisser à l’Amérique ? Impossible de répondre, mais le « Moyen Âge » semble rattraper les années 1960 et, après ses mots imprimés, il devient plus simple de se représenter la période suivante : après l’assassinat du président, pour l’opinion publique, les États-Unis basculent durablement dans un âge sombre.