Pierre Jolivet, 2002 (France)
Durant un XIIIe siècle âpre, sans magie ni miracle, Arnaud le guérisseur (Guillaume Canet) est brutalisé par des brigands et rendu incapable d’agir et de communiquer. Sa jolie femme boiteuse, Guillemette (Mélanie Doutey), est obligée de faire face, de s’occuper de son mari, de faire vivre sa famille (ils ont deux enfants) et de la protéger. Guillemette se débrouille pour contacter le frère d’Arnaud, Thomas (Vincent Lindon), un mercenaire arbalétrier qui finit par lui prêter main forte.
A travers cette représentation du Moyen Âge, trois points nous intéressent particulièrement. Tout d’abord, en dehors du Nom de la rose et sa communauté de bénédictins (Annaud, 1986), Le frère du guerrier est un des seuls films que nous connaissions à réfléchir à la place du manuscrit et au savoir livresque à cette époque. Il n’est pas à ce sujet tout à fait sans maladresse ni omission (rien sur d’importants milieux littéraires comme les universités de Montpellier ou de Toulouse ou sur les écoles de paroisse ou de village qui pourtant devaient être assez répandues depuis le XIIe siècle, ni même sur les cours des petits seigneurs locaux qui certainement avaient chacun leur bibliothèque). Cependant, le film de Pierre Jolivet donne à considérer des situations qui paraissent être de bon sens et qu’il n’est pas si aisé de se figurer sans connaître le sujet. Par exemple, au cours d’une scène, en voyant tomber les feuillets reliés du manteau de son créancier, Guillemette qui ne sait ni lire, ni écrire, se rend compte que les livres existent aussi et circulent en dehors des églises. De petit format et fragile, il ne s’agit que d’un livre de comptes mais déjà l’objet est plein d’importance. Grâce à ces quelques feuillets, la femme d’Arnaud réalise qu’elle aussi pourrait se procurer un manuscrit et peut-être accéder au savoir médical qu’elle a perdu avec l’amnésie de son mari. De plus, les griffonnages du créancier lui servent également de monnaie d’échanges et le vilain prêteur voulant récupérer son bien lui montre contraint une carte qui l’orientera dans ses recherches. Dans le film, les livres sont surtout entre les mains des clercs qui les conservent jalousement dans leurs armoires ou dans les abbayes sur les pupitres des ateliers de copistes. Difficile par conséquent de s’en procurer un et plus difficile encore de mettre la main sur celui susceptible d’aider la jeune femme. Après avoir visité plusieurs confréries, à l’abbaye de Beaulieu (?), la paysanne et le guerrier tombent néanmoins sur un traité illustré concernant les plantes et leurs vertus. On leur interdit de prendre l’ouvrage, alors ils le voleront. Plus tard, le curé (joué par François Berléand) confisque ce traité sur les plantes et finit par l’augmenter de quelques recettes copiées sous la dictée. Là encore, le fait peut paraître anecdotique mais attire l’attention sur une attitude courante à l’égard des textes annotés et modifiés par leur possesseur, à plus forte raison quand il s’agit de traités pratiques ou de simples recueils.
Le rapport au territoire nous semble pareillement avoir été traité de manière singulière. L’histoire se déroule sur le causse de Sauveterre et la ferme d’Arnaud est isolée au milieu des hautes herbes soufflées par les vents. Avant d’être brutalisé, le guérisseur y cultivait ses plantes comme sa mère avant lui et préparait ses médecines quand on venait le visiter. Une ligne de dialogue mentionne l’éloignement de Toulouse (à six jours de cheval). Et lorsque Guillemette et Thomas se mettent en quête d’un livre, leur parcours met en évidence une organisation du territoire autour de différents sites d’importance et inégalement accessibles : places fortes, marchés, abbayes… On peut éventuellement émettre ici une réserve car jamais on ne signale un seigneur, laïque ou ecclésiastique, sur ces terres. Qui tient le territoire ? Qui rend la justice à cet endroit et qui le défend des pillards ? Le lieu est-il à ce point isolé qu’une ferme puisse ne dépendre d’aucune seigneurie ?
Le troisième point qui attire notre attention dans cette reconstitution médiévale est celui de la condition de la femme. « Nous sommes pauvres sans nos conjoints » C’est une noble, Madame de Moteron (Anne Le Ny), à qui les brigands ont enlevé le mari, qui fait cette remarque. La Dame de Moteron s’adresse à Guillemette qui agit pour préserver ce qui lui reste de sa vie de famille. Alors que la femme du noble attend en vain des nouvelles chez la femme du mercenaire qu’elle a employé pour retrouver son conjoint, Guillemette, après avoir vu les hommes qui l’entouraient tous rendus incapables ou assassinés, décide au contraire de prendre les choses en main et de vivre par elle-même (on repense ainsi à toute l’indépendance d’Aliénor interprétée par Caroline Ducey dans La chambre obscure de Marie-Christine Questerbert, 2000, ou encore à la proposition féministe et enthousiaste de Hubert Viel avec Les filles au Moyen Âge, 2015). Guillemette veut apprendre la médecine par les plantes comme la savait sa belle-mère et son époux et proposer à son tour ses services en tant que guérisseuse. Pour cela, elle veut avoir accès à un livre, puis une fois le précieux objet acquis, elle veut apprendre le latin, le lire et le comprendre (le curé lui vient en aide) pour expérimenter et fabriquer les potions et les onguents qu’elle vendra. Ainsi, Guillemette la boiteuse, un second rôle dans le film pour Mélanie Doutey (après celui de Canet et Lindon) devient progressivement le personnage fort par lequel l’intrigue avance. Le dernier plan du Frère du guerrier montre une petite fille dans le jardin des simples, portant des feuilles à son nez, petite fille à qui, on suppose, la mère aura transmis toutes ses connaissances et son courage.
Ton texte particulièrement éclairant vient rallumer le souvenir de ce film que j’avais vu passer sur les écrans au temps de sa sortie puis laissé filer jusqu’à l’horizon de ma mémoire. Bonne idée que de l’exhumer et d’en tirer cette analyse contextuelle.
Il me semble que le Moyen Age dans le cinéma français mérite une place bien plus importante que celle à laquelle il a droit aujourd’hui. Riches de maints récits palpitants, doté d’un imaginaire puissant qui nous habite depuis nos premiers exposés sur les châteaux forts et la triste de vie des serfs de l’époque féodale (ah ! cette glorieuse expérience sur les bancs de l’école primaire), il reste néanmoins confiné à quelques références souvent redondantes : de la Jeanne d’Arc repassée tant de fois sur le bûcher (son martyr le plus douloureux étant dû à mon avis au cardinal Besson) à ce Nom de la rose signé Annaud mais ficelé par les cordons de la bourse hollywoodienne.
Le film de Jolivet a pour lui d’apporter une proposition plus humble, rustique, qui s’appuie sur le savoir-faire du cinéma hexagonal. Il est loin déjà le temps de La passion Béatrice et du Retour de Martin Guerre. A croire que tous les costume ont été rachetés par Kaamelott ?