Sergio Leone, 1964 (Italie, Allemagne, Espagne)
« Arlecchino servitore di due padroni »
Lorsque Eastwood, poncho marron, chapeau poussiéreux, entre en ville sur son mulet, il est accueilli par un drôle de personnage. Vêtu d’une tenue blanche, il surgit du fond du plan comme du fond d’une scène : « Salut à toi l’étranger ! Ah ah ah ! Je m’appelle Juan de Dios, je suis le carillonneur ». Il saute et gambade autour du cavalier, qui continue d’avancer tranquillement, et présente au nouvel arrivant ainsi qu’aux spectateurs la situation :
« Pour qui viens-tu au juste ? Pour les Rodos ? Non, pas les Rojos. Pour les Baxter alors ? Non plus pour les Baxter. C’est peut-être pour faire fortune ? Ah mon gars, tu as choisi le bon endroit… Mais je te conseille d’ouvrir l’œil. Parce qu’ici il y a deux sortes de gens . C’est simple, d’un côté les morts, de l’autre côté les riches. C’est tout. Mais toi, qu’est-ce que tu cherches, explique. De l’alcool ? Des armes ? Non, tu n’achètes pas. Tu vends alors ? Tu offres du plomb et tu demandes de l’or en échange. Tu deviendras riche l’ami… Si tu ne me meurs pas avant. Oh, j’ai pas envie de sonner le glas pour toi ».
Ce carillonneur guilleret, qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, est un polichinelle. Un comédien italien de la Commedia dell Arte [1] qui a refait sa vie dans les déserts de l’Ouest (non pas en Amérique mais plutôt en Andalousie sur les lieux de tournage). Il n’apparaît qu’à deux reprises dans le film, dans cette introduction et à la fin pour sonner la cloche comme pour signaler la fin de la représentation.
Le personnage incarné par Clint Eastwood, héros sans nom, emprunte aussi à la Commedia dell’Arte, non plus à Polichinelle, bouffon disgracieux, mais à Arlequin, plus subtil. Véritable trouble-fête, il arrive de nulle part, s’installe en ville et se met au service des uns pour tromper les autres puis l’inverse. Sa venue est inopinée pour les deux clans et ses manigances obligent les uns et les autres à réviser leurs plans (pas de mariage ici comme dans la pièce de Goldoni, mais un règlement de compte entre familles rivales). On fait semblant (ces deux cadavres de soldats que l’on fait passer pour vivants), on se déguise (les tuniques bleues), on trompe à tout va (encore lors du duel, avec de la tôle cachée sous le poncho en guise de pare-balles). Eastwood est bien un arlequin. Comme son modèle, il est moins valet que son propre maître, un tireur d’élite qui plus est. Signalons encore quelques scènes ou répliques comiques (« Tu me mettras trois cercueils de côté ») pour rappeler tout ce que le western spaghetti doit au théâtre populaire italien.
En 2012, à l’occasion de la restauration par The Film Foundation d’Il était une fois en Amérique (1984), Martin Scorsese disait :
« Leone ne s’inscrivait pas tant dans la filiation du western que dans la tradition théâtrale italienne qui est celle de l’opéra. Il avait une manière bien à lui de composer avec les archétypes du genre. Comme dans la Commedia dell’Arte avec Arlequin, Polichinelle, ses personnages portent des masques, et ces masques en cachent beaucoup d’autres. C’est en fait un système de poupées russes. Dans Il était une fois dans l’Ouest, chaque personnage révèle un visage différent au fil de l’histoire. Il était une fois en Amérique a un système comparable. Le film est construit comme un rêve à l’intérieur d’un autre rêve. Il ne s’appuie plus sur les archétypes du cinéma criminel hollywoodien, mais sur les codes d’un mythe, celui de l’Amérique, dans les années 1930, au moment où elle passe de l’anarchie à l’ordre. » [2]
Les Baxter là. Les Rodos là-bas. Et l’homme sans nom en plein milieu. Alors que Et pour quelques dollars de plus (1965) et Le bon, la brute et le truand (1966) dessinent des cercles par les échanges, les regards et lors des affrontements, Pour une poignée de dollars n’a pas encore tout à fait rompu avec la ligne droite du western américain. Non seulement l’artère principale de la ville continue de servir d’axe premier et de repère pour les mouvements de caméra et à l’intérieur des plans, mais elle est toujours le terrain privilégié du duel. Il n’y en a qu’un dans le premier western de Leone. Un seul duel qui se fait attendre, deux adversaires comme deux points aux extrémités d’un même segment ; dernière ligne à tracer pour ce héros qui passait par hasard dans la ville. Une ligne droite plutôt qu’un cercle également car le scénario est le plus simple des trois films de la trilogie du dollar. Une ligne droite plutôt qu’un cercle car l’homme sans nom, héros imparfait, n’avait pas non plus idée de son retour dans les films suivants. Dans la toute dernière scène, refusant de se trouver entre le gouvernement américain d’un côté et le gouvernement mexicain de l’autre, le voilà qui s’en va sur son cheval, dessinant une diagonale avant de s’enfoncer au centre du plan, poursuivant sa route.
[1] Bernard Benech, « La commedia dell’arte », dans Michel Serceau (dir.), La comédie italienne de Don Camillo à Berlusconi, Cinémaction, n°42, Cerf, 1987, p. 66-69.
[2] Article de S. Blumenfeld, « Il était une fois Sergio Leone et Martin Scorsese » dans Le Monde magazine, 18 mai 2012 (consulté le 17 juillet 2013).