Jim Jarmusch, 2016 (États-Unis)
Inspiré de l’oeuvre du poète américain William Carlos Williams et de celle de Ron Padget, éminent représentant de l’école de New York (dont les poèmes sont égrenés tout au long du film), Paterson est le fruit d’un projet longuement mûri par Jim Jarmusch. C’est à la suite de sa visite de la ville dans le New Jersey dans les années 1990 qu’il conçut son scénario. Il aura donc fallu attendre vingt longues années pour que le film voie enfin le jour, obtenant par ailleurs une sélection au festival de Cannes (2016), dont il repartira hélas bredouille. Saluons tout d’abord l’audace de Jim Jarmusch, d’avoir osé faire de la poésie le thème central de son oeuvre, sujet par essence difficile à retranscrire à l’écran, plus d’un réalisateur s’y étant cassé les dents. Howl (centré sur la vie de Ginsberg) ou bien encore Bright star (évoquant l’histoire d’amour entre Fanny Brawn et John Keats), en dépit de leurs qualités respectives, avaient peiné à totalement convaincre, mais il s’agissait d’oeuvres biographiques ; toute l’intelligence de Jarmusch est d’avoir su éviter l’écueil du biopic en choisissant une autre voie, celle de la libre inspiration et de l’hommage détourné.
Le titre du film est à lui seul la promesse d’une cascade de vérités gigognes, puisqu’il désigne à la fois cette ville de taille moyenne située à quelques dizaines de kilomètres de New York, mais également le titre d’une oeuvre majeure du poète William Carlos Williams (originaire de Paterson), enfin, c’est le nom du personnage qu’Adam Driver interprète, ce jeune conducteur de bus, poète à ses heures et grand admirateur de Williams (et d’autres poètes de la veine minimaliste comme Frank O’Hara). Cette dialectique éminemment autoréférencée pourrait tourner à vide, mais elle est loin d’être gratuite et éclaire toute l’oeuvre du cinéaste. Paterson c’est donc l’histoire de Paterson, ce jeune homme calme et posé dont le métier est de conduire un bus de ville sur la ligne numéro 23. Cette ligne, le spectateur est d’ailleurs invité tout au long du film à en découvrir de petites portions, mais ne verra tout au plus que quelques bribes de cette cité touchée de plein fouet par la crise industrielle et la violence urbaine. Mais là n’est pas le propos de Jim Jarmusch, dont la volonté n’est pas de retranscrire la réalité socio-économique de la ville, mais d’en instiller l’atmosphère par petites touches subtiles. Paterson est donc poète à ses heures, grand admirateur de William Carlos Williams, il tente de s’inscrire modestement dans ses pas, couchant sur le papier dès qu’il le peut de jolis poèmes en vers libres inspirés par l’observation du monde qui l’entoure, des gens qu’il transporte dans son bus ou qu’il croise sur le trajet qui le ramène à son domicile. C’est avec une simplicité désarmante et beaucoup de bienveillance qu’il décrit le quotidien et le simple bonheur de vivre. Il ne se passe rien dans Paterson, rien d’autre que le rythme monotone du quotidien, de la vie de tout un chacun, à peine bousculé par quelque variation légère, et pourtant tout cela est fascinant et incroyablement touchant. Homme d’habitudes, profondément attaché aux petits rituels qui rythment sa vie, Paterson est marié à Laura, une jeune femme en tout point son antithèse. Pétillante, fantasque et créative à l’excès, fascinée par le contraste entre le noir et le blanc, qu’elle décline à toutes les sauces (décoration intérieure, vêtements, pâtisserie…), Laura souffle un vent de fraîcheur sur la vie de Paterson ; leur amour doux et apaisant, mâtiné de rêves un peu enfantins (Laura rêve tantôt de devenir la reine du cupcake de Paterson, tantôt de devenir chanteuse de country) agit comme un baume sur le coeur.
La grande force du film, ce sont évidemment ces personnages pleins d’humanités, à la fois simples et riches d’une vie intérieure foisonnante, ces portraits rapidement esquissés et pris sur le vif issus des rencontres de Paterson. Quelques regards brefs, une oreille attentive aux propos de ses passagers et voilà le spectateur plongé dans une discussion entre deux hommes de retour du boulot, évoquant les femmes avec ce mélange de bravade typiquement masculine empreinte d’une certaine gêne. C’est aussi cette rencontre avec une petite fille d’une dizaine d’années, qui écrit un poème sur son carnet en attendant sa mère, charmant Paterson par sa fraîcheur et sa candeur, ou bien encore ces discussions avec le patron du bar dans lequel Paterson ne manque jamais chaque soir de prendre une bière à l’occasion de la promenade quotidienne de Marvin, un chien laid comme un Bouledogue anglais, mais d’une incroyable expressivité.
Le film pourrait diffuser un certain ennui par sa lenteur et sa répétitivité, Jarmusch ayant choisi de suivre sept journées consécutives de la vie de Paterson (du lundi au dimanche). C’est pourtant tout le contraire qui se produit car c’est aussi cette répétition qui fascine, le réalisateur ayant pris soin de penser chaque scène et chaque plan, choisissant par exemple de cadrer de la même manière chaque réveil, chaque petit déjeuner, ou chaque retour de Paterson à la maison. Et pourtant, c’est dans cette monotonie apparente que naît la vie et l’essence de ce film, Jim Jarmusch introduisant à chaque nouvelle répétition une petite variation à peine perceptible, mais qui confère à son film cette incroyable poésie. Paterson est une oeuvre d’une élégance et d’une délicatesse rares, un film à la fois dépouillé et éminemment esthétique où chaque détail est mûrement pensé, réfléchi, composant des images mentales d’une grande puissance, à jamais imprimées dans la mémoire du spectateur.
Dvd et blu-ray parus le 26 avril 2017 (Le Pacte)
Jarmush n’évoque plus les arts, comme dans The limits of control (2009) ou Only lovers left alive (2013). Il traite de poésie comme il le faisait dans un de ses plus beaux films, Dead man (1995)… et comme il l’avait probablement tenter de le faire dans sa série des Coffee and cigarettes (1986-2003) ou dans un autre genre Ghost dog (1999). Une poésie minimaliste totalement inspirée du quotidien… Pas neutre de sentiments. Toujours en rapport avec le temps arrêté ou passé (Broken flowers, 2005). Ou Stranger than paradise (1984) ?
J’avais de mon côté beaucoup aimé Bright star de Campion (2009), si sensible dans ce XIXe si âpre. Et si tu ne le connais pas, je te conseille vivement Neruda de Larrain (2017), labyrinthe ouvert, espace mental et traque poétique sublime.
Pour revenir à Paterson, ce qui m’intrigue et que je trouve beau à la fois, c’est ce travail sur la différence et le double. Un même nom désigne une ville, une personne, une oeuvre. Un semblable désigne une autre personne (tous les jumeaux croisés). Jarmush traite ainsi de la bivalence de la vie, de sa « gémellité ». Une vie peut être terne ou extraordinaire selon le regard porté. Et la poésie permet cette autre appréciation de la vie.
Je suis content de lire ta critique enthousiaste et maintenant, ce qui pour moi n’était pas si évident après avoir vu le film, je la partage complètement.
Ouais, j’ai remarqué aussi qu’il y avait pas mal de jumeaux dans le film, c’est un bon contrepoint au thème de la différence.
Sinon, en fait, j’ai bien aimé Bright Star parce que j’ai trouvé que c’était une belle histoire d’amour, mais en revanche j’ai trouvé que la poésie passait relativement mal dans le film alors que j’aime beaucoup les textes de John Keats, mais c’est peut-être parce que je l’ai vu en VF.
Sinon, je prends note pour Neruda.
Excellent commentaire dans lequel je me retrouve totalement. Un film sensible et fragile à la fois, comme sur le fil, libre à chacun de prendre part à ce périlleux exercice d’équilibriste, ou au contraire de se laisser partir à la dérive. Un film qui a tout d’un poème et dans lequel le plus infime détail compte. Une petite merveille 🙂
Quant aux jumeaux, j’y ai vu un joli synchronisme décalé après l’annonce qu’elle pourrait être enceinte, ou qui sait, attendre des jumeaux. Du coup, il voit des jumeaux partout. C’est amusant aussi.
En ce qui concerne Brigth Star, la poésie passe moins par les mots (la poésie en voix off ou l’alternance de la lecture) que par la beauté des images. Bizarrement, j’ai trouvé ce film plus romantique que poétique.
Voilà une jolie prose en guise d’ode à « Paterson ».
Tu évoques la répétition jamais ennuyeuse, peut-être aussi parce qu’elle se veut aussi ludique et drôle. Jarmusch, dans ses films récents, n’a eu de cesse de montrer son éclectisme, grand amateur éclairé des choses de l’art, de la musique et de la littérature. Le tout sans jamais véritablement se prendre au sérieux : ici c’est un chauffeur de bus qui égrène les vers comme on composte son ticket, avant c’était un couple de vampires qui se prenaient pour des clochards célestes, et plus anciennement encore, on trouvait un Italien un peu fêlé qui apprenait l’anglais en lisant Walt Whitman. Tout ça est complètement dingue, mais la création ne naît-elle pas lorsqu’on franchit les « limits of control ?
ps : sur « Bright star » je m’insurge et rejoins immédiatement le mouvement Sentinelle, Benjamin et consorts. 🙂
Ah ah, mais arrêtez avec Bright Star, puisque je vous dis que j’aime bien 🙂
Sinon je suis tout d’accord avec toi concernant le reste de tes propos.
Pour rebondir sur le thème de la gémellité, est-ce que la photo sur la table de nuit de Paterson pourrait être celle de son frère jumeau ?